BABAHOUM
Didon, la reine de Carthage, fonda un port sur la côte des Chiadmas, au débouché de l’oued Ksob. Une ville s’y étendit. Devant le port les Portugais érigèrent un fort. Puis les Français entourèrent Mogador de murailles à la façon de Vauban. Enfin les Marocains la reconquirent. Ils l’appelèrent al-Suwayra (qu’on transcrit parfois Essaouira).
Là où les anciens Phéniciens étaient venus pour fabriquer la pourpre du roi Juba, un vieux ferrrailleur, un jour, alors qu’il avait atteint l’âge de soixante-dix ans, se mit à peindre. Il regarde ce qu’il a fait. Il est très embarrassé par les images que ses mains ont produites. Il va au souk. Il montre ses dessins dans les échoppes, disant : « C’est mon neveu qui a fait ça. »
Un an après : « C’est moi qui les ai faits. Vous en voulez d’autres ? »
Il s’appelle Babahoum.
J’aime ce nom. En français ce nom évoque la dégringolade irrésistible. C’est l’origine chaotique du monde. Le mot grec CHAOS signifiait jadis « bouche ouverte ». En hébreu c’est le TOHU-BOHU.
Babahoum est né à une trentaine de kilomètres du port d’Essaouira, avant la guerre, sur le bord de l’océan Atlantique, dans un village entouré d’arganiers. Il a vingt ans lorsque le sultan obtient l’indépendance. Le Maroc est érigé en roy- aume. Il quitte le village. Il fuit les travaux agricoles. Il se rapproche d’Essaouira, il tire sa carriole, il devient ferrailleur. Puis c’est la brocante. Il approvisionne les marchands du souk de tout ce qu’il ramasse un peu partout.
Plus tard, pendant plusieurs années, il s’occupe d’un pressoir à olives actionné par un dromadaire.
Il y a trois époques dans l’oeuvre de Babahoum. Dans un premier temps le « roi de la récup » dessine avec des Bic noir, rouge, vert, au verso de feuilles usagées qu’il a mises de côté. Ou encore sur les revers vierges de notices d’entretien. On lit par transparence : « Un pays ami est gouverné par le président Bourguiba. » Ou encore : « L’Allemagne est un pays spécialisé dans les appareils d’optique. » Dans un deuxième temps il abandonne le verso des feuilles imprimées et choisit des cartons d’emballage plus épais. Babahoum détoure d’un trait plus épais les silhouettes avec un feutre noir. Il les sépare les unes des autres. Il passe un peu de gouache pâle à l’intérieur des formes qu’il a cernées.
Très peu de couleurs pures - délayées mais pures - bleu, jaune, marron, rose. Dans un troisième temps, c’est du vrai papier, c’est de l’aquarelle.
Son sens de la mise en page est inné, impérieux, immédiat, absolu. C’est la première chose qui m’a immobilisé quand Philippe Saada m’a entraîné dans le souk de Mogador, dans les boutiques étroites, obscures, où il exposait. Ba- bahoum emplit l’espace de figures qui ne se touchent pas, sans ombre, posées de plus en plus loin les unes des autres, qui irradient. Aucune perspective ne les assemble ni ne conflue. Tout est frontal, tout est équilibré, tout est tranquille, tout fait silence.
Les chèvres sont dans les arbres.
Les vieillards agitent leur canne vers le ciel.
L’espace se peuple d’ânes, d’oasis, de canards, de puits, de souks, de tisser- andes, de tapis, de palmiers, de murailles sombres.
Des scènes anciennes, plus ou moins inspirées par celles qu’on peut lire dans l’Ancien Testament et dans les sourates du Coran, reviennent, se réinterprètent, ou s’évadent. La baleine de Jonas dévore une barque. Le serpent se retourne contre le buffle. La gazelle s’effondre dans le sable.
En 2014 il ne parle plus. Mohamed Babahoum est hospitalisé pour une pneumonie. Il vit entre l’hôpital et la maison de son fils. Il n’arrête pas pour autant de dessiner, d’avancer sa main sur la page, de peindre.